Après avoir obtenu le Molière de la Révélation Féminine dans Adieu Monsieur Haffmann, c’est à la mise en scène que l’on retrouve bientôt Julie Cavanna avec Un Héros, d’après la pièce Le Suicidé du dramaturge russe Nikolaï Erdman, dont elle signe également l’adaptation. Elle nous raconte son idéal de théâtre et nous en dit plus sur cette pièce longtemps censurée, qui résonne cruellement avec notre époque.
Par Jérôme Réveillère
Photo © Marc Ramos
« J’aime le théâtre, le cinéma qui laissent des espaces vides... »
En quoi le théâtre est-il essentiel aujourd’hui ?
J’ai eu la chance d’avoir des parents qui nous emmenaient très souvent au théâtre mon frère et moi. Ces rendez-vous, que j’attendais avec impatience, ont forgé mon imaginaire en générant tout une galerie d’émotions, d’images, de rêves éveillés dont j’ai conservé l’empreinte. Ces rencontres ont été déterminantes dans ma manière d’aborder le monde.
Le théâtre, pour moi, c’est une catharsis, un remède à la solitude et à notre peur de la mort.
Ce sont des moments de partage essentiels, une nourriture intellectuelle dont nous sommes actuellement privés et qui me manque terriblement.
Le théâtre, celui qui me touche et qui me fait me sentir vivante, c’est celui qui parvient à traduire l’indicible, à rejouer nos blessures et nos plus grands bonheurs. C’est l’éternité contenue dans une boîte noire.
Quelque chose qui me manque cruellement aujourd’hui, c’est l’avant et l’après spectacle.
Comment voyez-vous le théâtre demain ?
Je ne suis pas très visionnaire. J’ai le défaut de vivre dans la nostalgie, le passé, car il me semble toujours porter des couleurs plus douces que celles qu’arbore notre époque. C’est une erreur commune à toutes les générations j’imagine que d’adhérer au fameux adage : "c’était mieux avant" ; les souvenirs se patinent, se magnifient... Je repense au théâtre qui a marqué mon enfance, aux pièces de Luc Bondy, Giorgio Strehler, Jérôme Deschamps, Didier Bezace, Philippe Decouflé, à la liberté et la folie qui en émergeait. Je rêve d’un théâtre libre, délivré des injonctions à plaire au plus grand nombre ; un théâtre qui fasse confiance à son public, qui ne cherche pas à tout expliquer, un théâtre de la générosité et du partage, du débat, qui donne envie aux spectateurs de rester après la représentation pour prolonger ce moment. Quelque chose qui me manque cruellement aujourd’hui, c’est l’avant et l’après spectacle. Une soirée au théâtre, pour moi, ça commence une heure avant, lorsqu’on partage une quiche et un verre de rouge dans l’attente du moment à venir, comme un rendez-vous amoureux. Je suis toujours fébrile lorsque j’arrive au théâtre car je sais que ce moment, même s’il est rare, peut bouleverser une part de moi-même et élargir mes horizons.
Je fuis le consensuel, le prémâché parce que ce n’est pas ce que j’ai envie d’aller voir, les émotions confortables me laissent sur ma faim.
Votre définition de la culture ?
La culture c’est l’ouverture au monde, aux autres. C’est ce qui nourrit l’esprit, le cœur. C’est une manière d’affiner sa curiosité, d’appréhender la vie de manière plus sensible. C’est aussi la seule à faire parler les morts. Le monde sans culture, c’est la vie sans poésie. À mon sens elle est essentielle parce qu’elle nous élève et dresse un rempart contre la cruauté, l’indifférence, la médiocrité. Les artistes ont des pouvoirs insoupçonnés et un rôle essentiel dans la société. Comme celui de libérer la parole et les mentalités, de poser des mots, des images, des sons sur certaines blessures.
Vos batailles pour la culture ?
Je ne sais pas si je peux prétendre me battre réellement pour la culture. Du moins, je le fais à mon niveau. Il y a des gens bien plus actifs que moi dans leurs combats.
Peut-être que ma manière de me battre c’est de ne pas céder à la facilité, aussi bien en tant que public que lorsque j’exerce mon métier.
Lorsque j’ai commencé à évoquer autour de moi mon projet de monter Le Suicidé de Nicolaï Erdman (rebaptisé Un Héros) beaucoup de gens ont trouvé cela risqué ; un titre peu engageant, une pièce qui n’est pas ou très peu montée dans le secteur privé, sept personnages au plateau... Ça ne collait pas trop avec l’idée que l’on peut se faire d’une première mise en scène. Heureusement j’ai eu la chance que Thibaud Houdinière, Antoine Gariel à la direction du Théâtre de Gascogne, Sylvain Derouault puis trois autres coproducteurs me fassent confiance et décident de prendre le risque de me suivre.
Je fuis le consensuel, le prémâché parce que ce n’est pas ce que j’ai envie d’aller voir, les émotions confortables me laissent sur ma faim. Je n’ai rien contre le divertissement mais ce n’est pas ce que j’appelle s’enrichir… Je tente de résister en choisissant des projets qui font sens à mes yeux, qui racontent au-delà des mots et laissent une vraie place au public en lui faisant confiance. J’aime le théâtre, le cinéma qui laissent des espaces vides, qui ne cherchent pas à tout expliquer, à tout rendre "accessible". Le théâtre c’est l’art de la vie, avec toutes les contradictions et les zones d’ombre que cela suppose.
J’avais 12 ans et très peur de la mort. J’avais l’impression qu’être comédienne démultiplierait mon temps de vie.
Qu'est-ce qui vous a fait aimer / choisir le théâtre ?
Comme je le disais, mes parents m’ont amené très tôt au théâtre. C’était une sorte de rituel. Nous avions des abonnements à la MC93, la Commune d’Aubervilliers, à la Ferme du Buisson… On était très chanceux. Je rêvais secrètement d’être à la place des acteurs sans jamais oser l’avouer… peut-être parce que j’avais peur qu’on me trouve prétentieuse. J’étais timide, réservée mais j’ai toujours aimé être sur scène. J’ai commencé le piano à six ans. Je participais régulièrement à des concours mais ce n’est pas le souvenir le plus agréable que je garde de la scène… Je crois que mon désir d’être comédienne est né quand j’avais une dizaine d’années. Avec mon frère et mes cousins, nous avions construit un théâtre dans la forêt là où nous passions tous nos étés dans le sud. On se disputait un peu la mise en scène mais au final ça fonctionnait plutôt bien. On faisait payer les places et personne n’avait intérêt à parler pendant la représentation. C’était du sérieux.
J’ai fini par laisser tomber les concours lorsque j’ai compris que je ne serai jamais concertiste. C’est à ce moment-là que je me suis autorisée à dire à mes parents que plus tard, je serai comédienne. J’avais 12 ans et très peur de la mort. J’avais l’impression qu’être comédienne démultiplierait mon temps de vie. J’ai pris des cours de théâtre à la salle communale de Bry-sur-Marne puis au cours Florent les samedis après-midi. J’ai couru les agents, j’en avais six en même temps, je n’y connaissais rien et je n’aimais déjà pas les castings mais quand j’étais sur scène, je n’avais plus peur des autres et un peu moins peur de la mort.
Une rencontre artistique décisive ?
La première rencontre décisive a été Tomasz Bialkowski, mon premier prof de théâtre, grâce à qui j’ai découvert Tchekhov et Gombrowicz puis Virginie Pradal au marché de Bry-sur-Marne. Ma mère lui a dit que sa fille voulait faire du théâtre. C’est comme ça que j’ai commencé à répéter Les femmes savantes dans son salon face aux bords de Marne. J’étais impressionnée par cette femme élégante à la voix singulière, qui me partageait son expérience avec tant de passion et de générosité. Elle m’a présenté Raymond Acquaviva et je suis entrée au Sudden Théâtre. C’est d’ailleurs grâce à Raymond que j’ai décroché mon premier contrat au théâtre avec Anne Bourgeois. J’avais 17 ans.
Un personnage fétiche ?
Anna Petrovna (parce que je suis trop vieille pour Nina) et Sonia dans Oncle Vania. D’une manière générale, tous les personnages de Tchekhov me fascinent car ils sont des condensés d’humanité.
"Un Héros" - Photo © Romain Redler
"Un Héros" - Photo © Romain Redler
« Cette pièce est construite rythmiquement comme un vaudeville... »
Quel a été le déclencheur d'Un Héros ? Pourquoi avoir choisi d'adapter Le Suicidé de Nikolaï Erdman ?
J’avais écrit une pièce au sujet d’un homme au chômage malade à l’idée de mourir sans avoir réussi à donner du sens à sa vie. C’était ma première pièce, avec beaucoup trop de personnages et un travail de réécriture conséquent. J’ai relu Le Suicidé à peu près à la même période. Cette pièce m’avait marquée étant plus jeune mais j’y ai trouvé à ce moment-là des mots sur tout ce que je me sentais encore incapable d’exprimer. C’était peu de temps après les attentats de Charlie Hebdo. Je garde de cette période un sentiment de vertige, de perte de sens. Cette pièce a résonné en moi comme un cri du cœur, celui d’un homme qui hurlait son désir de vivre. La mettre en scène m’est apparue comme une urgence, une nécessité.
Avec le regard bienveillant d’André Markowicz, j’ai donc entrepris un travail d’adaptation car la pièce originale comporte plus de quinze personnages et de très nombreuses références au marxisme et régime communiste.
C’est à la base une pièce politique, un pamphlet contre la société liberticide de Staline. J’ai voulu resserrer l’intrigue autour de Semione, le "suicidé" car ce qui m’intéresse avant tout, c’est la fracture sociale d’un homme qui, privé de son emploi, perd le sens de sa vie.
Tout part d’un quiproquo, ou plutôt d’une furieuse envie de saucisson. De ce non évènement tout à fait ordinaire va basculer la vie d’un individu et de tous ceux qui l’entourent.
Qu’apporte selon vous cette nouvelle adaptation par rapport à notre époque ?
À mes yeux, c’est une pièce qui restera, je le crains, toujours d’actualité car elle raconte les dérives d’une société malade qui noie l’individu dans la masse, où chacun a désespérément besoin d’être entendu, d’avoir sa place quitte à en payer le prix fort.
On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec le mouvement des gilets jaunes, au tournant liberticide que prend insidieusement notre société, aux mesures gouvernementales prisent dans le mépris total d’une grande part de la population… ce que dépeint Nicolaï Erdman est universel.
Le Suicidé, comme toutes les grandes œuvres, traverse les époques sans prendre une ride car au-delà des événements, elle parle de l’humain et de son éternel besoin de reconnaissance.
Peut-on parler de fable du désespoir ou de farce féroce ?
Dans chaque projet qui m’interpelle, il y a une puissance comique. Sans rire, je ne sais pas raconter. J’ai l’impression de tomber dans le cliché, de me laisser plus facilement aller au sentimentalisme ou bien d’être trop frontale.
En adaptant la pièce, j’ai veillé à ne pas tomber dans l’anecdotique en évitant de placer celle-ci dans un contexte trop proche du nôtre.
La distance permet le recul et l’identification avec notre époque. Comme lorsqu’on se trouve devant un tableau ; si on le regarde de trop près, on ne voit que les détails. Il faut s’en éloigner pour apprécier l’ensemble et le rêver au-delà de l’image. C’est pourquoi je me suis attachée à conserver la dimension de fable. Une fable drôle, féroce qui permet d’exprimer l’intolérable, où le rire est la politesse du désespoir.
Tout part d’un quiproquo, ou plutôt d’une furieuse envie de saucisson. De ce non évènement tout à fait ordinaire va basculer la vie d’un individu et de tous ceux qui l’entourent.
La musique y tiendra une place essentielle. D’une manière plus personnelle, la musique fait partie intégrante de mon quotidien, elle vient harmoniser mes émotions, théâtraliser un trajet en métro, dramatiser une peine...
Est-ce une satire grinçante de la société ? Un pamphlet adressé à nos politiques ?
S’il s’agit bien d’une satire grinçante, elle l’est sans amertume, sans aigreur. Elle est porteuse au contraire d’un invincible espoir. Le regard que porte l’auteur sur ses personnages est parfois cruel, mais toujours humain et tendre. C’est une pièce politique mais qui passe par le prisme de l’individu pour dénoncer la société dont il est exclu ; et il n’y a selon moi rien de mieux qu’une plongée dans l’intime pour raconter la fracture d’une société.
L’absurde occupe une place importante dans l’écriture. Comment comptez-vous le traiter dans le travail de mise en scène ?
Avec Caroline Mexme, la scénographe, nous avons imaginé pour remplacer les appartements communautaires du Suicidé devenus des HLM dans Un Héros, un espace absurde où l’intimité est réduite à néant, où l’autre est un problème avec lequel on doit cohabiter.
J’ai pris le parti de restituer l’action dans une ville anonyme où le train passe mais ne s’arrête jamais. Une banlieue terne comme il y en a tant, en France comme en Russie, cernée par les usines fumantes et les barres d’immeubles, hostile au rêve. Je souhaite créer un univers où le cauchemar et la réalité fusionnent, où ces personnages, individualistes forcenés, tentent de (sur)vivre les pieds dans la poussière et la tête dans les étoiles. Je pense à l’univers du Procès de Kafka dans l’adaptation d’Orson Welles ou aux films d’Alex Van Warmerdam dans un tout autre registre.
La musique y tiendra une place essentielle. D’une manière plus personnelle, la musique fait partie intégrante de mon quotidien, elle vient harmoniser mes émotions, théâtraliser un trajet en métro, dramatiser une peine, un souvenir, exalter une joie, une balade dans Paris, un voyage en train... Elle m’inspire, m’accompagne, me recentre. Je me définis par elle, grâce à elle.
Elle sera uniquement intradiégétique. S’il y a de la musique au plateau, c’est forcément qu’elle provient d’une radio, d’une chaîne hifi, d’une chanson chantée par un ou plusieurs personnages. J’imagine des mélodies familières, de ces airs qui flirtent avec le ringard, véhicules d’une nostalgie populaire ; de ces plaisirs coupables qui sont de puissants fédérateurs. On dit "c’est nul" mais on connaît les paroles par cœur et la mélancolie prend le dessus.
Avec le compositeur, Douglas Cavanna, (mon frère) nous étions partis sur l’idée de s’inspirer de vieux tubes mais chantés dans une langue inconnue ; des mélodies familières et pourtant étranges. Je suis très attachée à ces tubes langoureux des années 70-80 qui transforment aujourd’hui le souvenir en expérience sensorielle. Ces artistes semblaient prôner le droit à la nostalgie, à un certain lyrisme, à un romantisme qui n’était pas niais mais nécessaire.
La pièce se révèle être d’une formidable mécanique de précision. Est-ce une véritable partition musicale à diriger et à interpréter ?
Cette pièce est construite rythmiquement comme un vaudeville. Mais un vaudeville « à la russe », c'est-à-dire démesuré et burlesque, tragiquement comique, où l’euphorie et l’absurde jaillissent de l’horreur, où l’humour triomphe et permet de supporter l’intolérable. Le futur suicidé dans le cercueil remplace l’amant dans le placard, les personnages courent pour échapper au vide, les répliques fusent, claquent comme des coups de fouet. La langue d’Erdman est très musicale. La pensée ne se pose jamais ; trop vive, elle s’emballe, ce qui amène ces personnages à vivre des situations extrêmes, aux portes de la folie. La comédie ne peut qu’émerger d’un jeu très sincère sans se départir pour autant de sa théâtralité.
Aujourd’hui encore cette pièce dérange car elle met le doigt là où ça fait mal.
Et la censure dans tout ça ?
Cette pièce a été écrite en 1928 sous Staline et n’a pu être jouée devant le public russe que dans les années 90 à cause de la censure.
Stanislavski puis Meyerhold ont tenté de la mettre en scène mais elle fut chaque fois censurée. Quant à Nicolaï Erdman, il fut exilé et mourut avant de la voir montée. Quand on lit la pièce aujourd’hui, on se dit qu’il fallait un sacré courage et une formidable colère pour oser écrire un texte pareil. Peut-être que c’est une des définitions de l’héroïsme que d’oser braver la censure pour dire ce qu’on a à dire. Il y a une phrase dans la pièce, dite par le personnage d’Aris, l’intellectuel, que j’aime beaucoup et qui exprime à elle seule tout le climat de l’époque : "Aujourd’hui ce qu’un vivant pense, seul un mort peut le dire". Je ne la trouve pas si anachronique que ça…
Aujourd’hui encore cette pièce dérange car elle met le doigt là où ça fait mal. C’est un inquiétant présage de ce qui nous pend au nez si la situation actuelle n’évolue pas. C’est peut-être une des raisons qui explique qu’elle est si peu montée dans le secteur du théâtre privé, qu’elle est encore peu connue du grand public alors qu’elle est pourtant considérée comme une œuvre capitale dans bien d’autres pays tels que l’Angleterre, l’Allemagne ou la Russie.
« La création est une résistance.... »
Une confidence ?
Je suis une obsessionnelle des flans. Je suis sans cesse à la recherche de la texture parfaite, du juste équilibre entre onctuosité et fermeté, légèreté et consistance. Je peux faire des kilomètres pour un flan.
Un acte de résistance ?
L’écriture, mettre des mots, créer, mettre en scène, s’exprimer, la création est une résistance.
Un signe particulier ?
Un grain de beauté à droite du nez.
Un message personnel ?
"Quand on change le code, on prévient."
Un talent à suivre ?
Romain Redler, pour la délicatesse et l’intensité de son regard. Ses photographies touchent aux failles de l’individu, révèlent sa solitude, notre éternelle mélancolie mais toujours avec une grande pudeur. Ses photos m’inspirent, me font voyager.
Ce que vous n’aimeriez pas que l’on dise de vous ?
Que je me prends au sérieux.
« Avec... »
...Presque Hamlet de Dan Jemmett, j’ai goûté à l’un de mes meilleurs fous rires de théâtre.
...Le Lauréat de Mike Nichols, j’ai compris un petit peu plus mon père.
...Le Colosse de Maroussi, j’ai eu envie de marcher sur les pas d’Henry Miller.
...La Vie est Ailleurs de Milan Kundera, j’ai commis l’erreur de l’offrir deux fois à la même personne.
...Le Dernier Métro de François Truffaut, j’ai décidé d’être comédienne.
...Le Voleur de Bicyclette de Vittorio De Sica, j’ai appris qu’on pouvait revoir un film des dizaines de fois sans arrêter de pleurer.
...les films d’animation de Garri Bardine, j’ai rencontré une part de mon univers.
« Mon message au public... »
"La culture, c’est la mémoire du peuple, la conscience collective de la continuité historique, le mode de pensée et de vivre." Milan Kundera.
Après avoir obtenu le Molière de la Révélation Féminine dans Adieu Monsieur Haffmann, c’est à la mise en scène que l’on retrouve bientôt Julie Cavanna avec Un Héros, d’après la pièce Le Suicidé du dramaturge russe Nikolaï Erdman, dont elle signe également l’adaptation. Elle nous raconte son idéal de théâtre et nous en dit plus sur cette pièce longtemps censurée, qui résonne cruellement avec notre époque.
Photo © Marc Ramos
« J’aime le théâtre, le cinéma qui laissent des espaces vides... »
En quoi le théâtre est-il essentiel aujourd’hui ?
J’ai eu la chance d’avoir des parents qui nous emmenaient très souvent au théâtre mon frère et moi. Ces rendez-vous, que j’attendais avec impatience, ont forgé mon imaginaire en générant tout une galerie d’émotions, d’images, de rêves éveillés dont j’ai conservé l’empreinte. Ces rencontres ont été déterminantes dans ma manière d’aborder le monde.
Le théâtre, pour moi, c’est une catharsis, un remède à la solitude et à notre peur de la mort.
Ce sont des moments de partage essentiels, une nourriture intellectuelle dont nous sommes actuellement privés et qui me manque terriblement.
Le théâtre, celui qui me touche et qui me fait me sentir vivante, c’est celui qui parvient à traduire l’indicible, à rejouer nos blessures et nos plus grands bonheurs. C’est l’éternité contenue dans une boîte noire.
Quelque chose qui me manque cruellement aujourd’hui, c’est l’avant et l’après spectacle.
Comment voyez-vous le théâtre demain ?
Je ne suis pas très visionnaire. J’ai le défaut de vivre dans la nostalgie, le passé, car il me semble toujours porter des couleurs plus douces que celles qu’arbore notre époque. C’est une erreur commune à toutes les générations j’imagine que d’adhérer au fameux adage : "c’était mieux avant" ; les souvenirs se patinent, se magnifient... Je repense au théâtre qui a marqué mon enfance, aux pièces de Luc Bondy, Giorgio Strehler, Jérôme Deschamps, Didier Bezace, Philippe Decouflé, à la liberté et la folie qui en émergeait. Je rêve d’un théâtre libre, délivré des injonctions à plaire au plus grand nombre ; un théâtre qui fasse confiance à son public, qui ne cherche pas à tout expliquer, un théâtre de la générosité et du partage, du débat, qui donne envie aux spectateurs de rester après la représentation pour prolonger ce moment. Quelque chose qui me manque cruellement aujourd’hui, c’est l’avant et l’après spectacle. Une soirée au théâtre, pour moi, ça commence une heure avant, lorsqu’on partage une quiche et un verre de rouge dans l’attente du moment à venir, comme un rendez-vous amoureux. Je suis toujours fébrile lorsque j’arrive au théâtre car je sais que ce moment, même s’il est rare, peut bouleverser une part de moi-même et élargir mes horizons.
Je fuis le consensuel, le prémâché parce que ce n’est pas ce que j’ai envie d’aller voir, les émotions confortables me laissent sur ma faim.
Votre définition de la culture ?
La culture c’est l’ouverture au monde, aux autres. C’est ce qui nourrit l’esprit, le cœur. C’est une manière d’affiner sa curiosité, d’appréhender la vie de manière plus sensible. C’est aussi la seule à faire parler les morts. Le monde sans culture, c’est la vie sans poésie. À mon sens elle est essentielle parce qu’elle nous élève et dresse un rempart contre la cruauté, l’indifférence, la médiocrité. Les artistes ont des pouvoirs insoupçonnés et un rôle essentiel dans la société. Comme celui de libérer la parole et les mentalités, de poser des mots, des images, des sons sur certaines blessures.
Vos batailles pour la culture ?
Je ne sais pas si je peux prétendre me battre réellement pour la culture. Du moins, je le fais à mon niveau. Il y a des gens bien plus actifs que moi dans leurs combats.
Peut-être que ma manière de me battre c’est de ne pas céder à la facilité, aussi bien en tant que public que lorsque j’exerce mon métier.
Lorsque j’ai commencé à évoquer autour de moi mon projet de monter Le Suicidé de Nicolaï Erdman (rebaptisé Un Héros) beaucoup de gens ont trouvé cela risqué ; un titre peu engageant, une pièce qui n’est pas ou très peu montée dans le secteur privé, sept personnages au plateau... Ça ne collait pas trop avec l’idée que l’on peut se faire d’une première mise en scène. Heureusement j’ai eu la chance que Thibaud Houdinière, Antoine Gariel à la direction du Théâtre de Gascogne, Sylvain Derouault puis trois autres coproducteurs me fassent confiance et décident de prendre le risque de me suivre.
Je fuis le consensuel, le prémâché parce que ce n’est pas ce que j’ai envie d’aller voir, les émotions confortables me laissent sur ma faim. Je n’ai rien contre le divertissement mais ce n’est pas ce que j’appelle s’enrichir… Je tente de résister en choisissant des projets qui font sens à mes yeux, qui racontent au-delà des mots et laissent une vraie place au public en lui faisant confiance. J’aime le théâtre, le cinéma qui laissent des espaces vides, qui ne cherchent pas à tout expliquer, à tout rendre "accessible". Le théâtre c’est l’art de la vie, avec toutes les contradictions et les zones d’ombre que cela suppose.
J’avais 12 ans et très peur de la mort. J’avais l’impression qu’être comédienne démultiplierait mon temps de vie.
Qu'est-ce qui vous a fait aimer / choisir le théâtre ?
Comme je le disais, mes parents m’ont amené très tôt au théâtre. C’était une sorte de rituel. Nous avions des abonnements à la MC93, la Commune d’Aubervilliers, à la Ferme du Buisson… On était très chanceux. Je rêvais secrètement d’être à la place des acteurs sans jamais oser l’avouer… peut-être parce que j’avais peur qu’on me trouve prétentieuse. J’étais timide, réservée mais j’ai toujours aimé être sur scène. J’ai commencé le piano à six ans. Je participais régulièrement à des concours mais ce n’est pas le souvenir le plus agréable que je garde de la scène… Je crois que mon désir d’être comédienne est né quand j’avais une dizaine d’années. Avec mon frère et mes cousins, nous avions construit un théâtre dans la forêt là où nous passions tous nos étés dans le sud. On se disputait un peu la mise en scène mais au final ça fonctionnait plutôt bien. On faisait payer les places et personne n’avait intérêt à parler pendant la représentation. C’était du sérieux.
J’ai fini par laisser tomber les concours lorsque j’ai compris que je ne serai jamais concertiste. C’est à ce moment-là que je me suis autorisée à dire à mes parents que plus tard, je serai comédienne. J’avais 12 ans et très peur de la mort. J’avais l’impression qu’être comédienne démultiplierait mon temps de vie. J’ai pris des cours de théâtre à la salle communale de Bry-sur-Marne puis au cours Florent les samedis après-midi. J’ai couru les agents, j’en avais six en même temps, je n’y connaissais rien et je n’aimais déjà pas les castings mais quand j’étais sur scène, je n’avais plus peur des autres et un peu moins peur de la mort.
Une rencontre artistique décisive ?
La première rencontre décisive a été Tomasz Bialkowski, mon premier prof de théâtre, grâce à qui j’ai découvert Tchekhov et Gombrowicz puis Virginie Pradal au marché de Bry-sur-Marne. Ma mère lui a dit que sa fille voulait faire du théâtre. C’est comme ça que j’ai commencé à répéter Les femmes savantes dans son salon face aux bords de Marne. J’étais impressionnée par cette femme élégante à la voix singulière, qui me partageait son expérience avec tant de passion et de générosité. Elle m’a présenté Raymond Acquaviva et je suis entrée au Sudden Théâtre. C’est d’ailleurs grâce à Raymond que j’ai décroché mon premier contrat au théâtre avec Anne Bourgeois. J’avais 17 ans.
Un personnage fétiche ?
Anna Petrovna (parce que je suis trop vieille pour Nina) et Sonia dans Oncle Vania. D’une manière générale, tous les personnages de Tchekhov me fascinent car ils sont des condensés d’humanité.
"Un Héros" - Photo © Romain Redler
"Un Héros" - Photo © Romain Redler
« Cette pièce est construite rythmiquement comme un vaudeville... »
Quel a été le déclencheur d'Un Héros ? Pourquoi avoir choisi d'adapter Le Suicidé de Nikolaï Erdman ?
J’avais écrit une pièce au sujet d’un homme au chômage malade à l’idée de mourir sans avoir réussi à donner du sens à sa vie. C’était ma première pièce, avec beaucoup trop de personnages et un travail de réécriture conséquent. J’ai relu Le Suicidé à peu près à la même période. Cette pièce m’avait marquée étant plus jeune mais j’y ai trouvé à ce moment-là des mots sur tout ce que je me sentais encore incapable d’exprimer. C’était peu de temps après les attentats de Charlie Hebdo. Je garde de cette période un sentiment de vertige, de perte de sens. Cette pièce a résonné en moi comme un cri du cœur, celui d’un homme qui hurlait son désir de vivre. La mettre en scène m’est apparue comme une urgence, une nécessité.
Avec le regard bienveillant d’André Markowicz, j’ai donc entrepris un travail d’adaptation car la pièce originale comporte plus de quinze personnages et de très nombreuses références au marxisme et régime communiste.
C’est à la base une pièce politique, un pamphlet contre la société liberticide de Staline. J’ai voulu resserrer l’intrigue autour de Semione, le "suicidé" car ce qui m’intéresse avant tout, c’est la fracture sociale d’un homme qui, privé de son emploi, perd le sens de sa vie.
Tout part d’un quiproquo, ou plutôt d’une furieuse envie de saucisson. De ce non évènement tout à fait ordinaire va basculer la vie d’un individu et de tous ceux qui l’entourent.
Qu’apporte selon vous cette nouvelle adaptation par rapport à notre époque ?
À mes yeux, c’est une pièce qui restera, je le crains, toujours d’actualité car elle raconte les dérives d’une société malade qui noie l’individu dans la masse, où chacun a désespérément besoin d’être entendu, d’avoir sa place quitte à en payer le prix fort.
On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec le mouvement des gilets jaunes, au tournant liberticide que prend insidieusement notre société, aux mesures gouvernementales prisent dans le mépris total d’une grande part de la population… ce que dépeint Nicolaï Erdman est universel.
Le Suicidé, comme toutes les grandes œuvres, traverse les époques sans prendre une ride car au-delà des événements, elle parle de l’humain et de son éternel besoin de reconnaissance.
Peut-on parler de fable du désespoir ou de farce féroce ?
Dans chaque projet qui m’interpelle, il y a une puissance comique. Sans rire, je ne sais pas raconter. J’ai l’impression de tomber dans le cliché, de me laisser plus facilement aller au sentimentalisme ou bien d’être trop frontale.
En adaptant la pièce, j’ai veillé à ne pas tomber dans l’anecdotique en évitant de placer celle-ci dans un contexte trop proche du nôtre.
La distance permet le recul et l’identification avec notre époque. Comme lorsqu’on se trouve devant un tableau ; si on le regarde de trop près, on ne voit que les détails. Il faut s’en éloigner pour apprécier l’ensemble et le rêver au-delà de l’image. C’est pourquoi je me suis attachée à conserver la dimension de fable. Une fable drôle, féroce qui permet d’exprimer l’intolérable, où le rire est la politesse du désespoir.
Tout part d’un quiproquo, ou plutôt d’une furieuse envie de saucisson. De ce non évènement tout à fait ordinaire va basculer la vie d’un individu et de tous ceux qui l’entourent.
La musique y tiendra une place essentielle. D’une manière plus personnelle, la musique fait partie intégrante de mon quotidien, elle vient harmoniser mes émotions, théâtraliser un trajet en métro, dramatiser une peine...
Est-ce une satire grinçante de la société ? Un pamphlet adressé à nos politiques ?
S’il s’agit bien d’une satire grinçante, elle l’est sans amertume, sans aigreur. Elle est porteuse au contraire d’un invincible espoir. Le regard que porte l’auteur sur ses personnages est parfois cruel, mais toujours humain et tendre. C’est une pièce politique mais qui passe par le prisme de l’individu pour dénoncer la société dont il est exclu ; et il n’y a selon moi rien de mieux qu’une plongée dans l’intime pour raconter la fracture d’une société.
L’absurde occupe une place importante dans l’écriture. Comment comptez-vous le traiter dans le travail de mise en scène ?
Avec Caroline Mexme, la scénographe, nous avons imaginé pour remplacer les appartements communautaires du Suicidé devenus des HLM dans Un Héros, un espace absurde où l’intimité est réduite à néant, où l’autre est un problème avec lequel on doit cohabiter.
J’ai pris le parti de restituer l’action dans une ville anonyme où le train passe mais ne s’arrête jamais. Une banlieue terne comme il y en a tant, en France comme en Russie, cernée par les usines fumantes et les barres d’immeubles, hostile au rêve. Je souhaite créer un univers où le cauchemar et la réalité fusionnent, où ces personnages, individualistes forcenés, tentent de (sur)vivre les pieds dans la poussière et la tête dans les étoiles. Je pense à l’univers du Procès de Kafka dans l’adaptation d’Orson Welles ou aux films d’Alex Van Warmerdam dans un tout autre registre.
La musique y tiendra une place essentielle. D’une manière plus personnelle, la musique fait partie intégrante de mon quotidien, elle vient harmoniser mes émotions, théâtraliser un trajet en métro, dramatiser une peine, un souvenir, exalter une joie, une balade dans Paris, un voyage en train... Elle m’inspire, m’accompagne, me recentre. Je me définis par elle, grâce à elle.
Elle sera uniquement intradiégétique. S’il y a de la musique au plateau, c’est forcément qu’elle provient d’une radio, d’une chaîne hifi, d’une chanson chantée par un ou plusieurs personnages. J’imagine des mélodies familières, de ces airs qui flirtent avec le ringard, véhicules d’une nostalgie populaire ; de ces plaisirs coupables qui sont de puissants fédérateurs. On dit "c’est nul" mais on connaît les paroles par cœur et la mélancolie prend le dessus.
Avec le compositeur, Douglas Cavanna, (mon frère) nous étions partis sur l’idée de s’inspirer de vieux tubes mais chantés dans une langue inconnue ; des mélodies familières et pourtant étranges. Je suis très attachée à ces tubes langoureux des années 70-80 qui transforment aujourd’hui le souvenir en expérience sensorielle. Ces artistes semblaient prôner le droit à la nostalgie, à un certain lyrisme, à un romantisme qui n’était pas niais mais nécessaire.
La pièce se révèle être d’une formidable mécanique de précision. Est-ce une véritable partition musicale à diriger et à interpréter ?
Cette pièce est construite rythmiquement comme un vaudeville. Mais un vaudeville « à la russe », c'est-à-dire démesuré et burlesque, tragiquement comique, où l’euphorie et l’absurde jaillissent de l’horreur, où l’humour triomphe et permet de supporter l’intolérable. Le futur suicidé dans le cercueil remplace l’amant dans le placard, les personnages courent pour échapper au vide, les répliques fusent, claquent comme des coups de fouet. La langue d’Erdman est très musicale. La pensée ne se pose jamais ; trop vive, elle s’emballe, ce qui amène ces personnages à vivre des situations extrêmes, aux portes de la folie. La comédie ne peut qu’émerger d’un jeu très sincère sans se départir pour autant de sa théâtralité.
Aujourd’hui encore cette pièce dérange car elle met le doigt là où ça fait mal.
Et la censure dans tout ça ?
Cette pièce a été écrite en 1928 sous Staline et n’a pu être jouée devant le public russe que dans les années 90 à cause de la censure.
Stanislavski puis Meyerhold ont tenté de la mettre en scène mais elle fut chaque fois censurée. Quant à Nicolaï Erdman, il fut exilé et mourut avant de la voir montée. Quand on lit la pièce aujourd’hui, on se dit qu’il fallait un sacré courage et une formidable colère pour oser écrire un texte pareil. Peut-être que c’est une des définitions de l’héroïsme que d’oser braver la censure pour dire ce qu’on a à dire. Il y a une phrase dans la pièce, dite par le personnage d’Aris, l’intellectuel, que j’aime beaucoup et qui exprime à elle seule tout le climat de l’époque : "Aujourd’hui ce qu’un vivant pense, seul un mort peut le dire". Je ne la trouve pas si anachronique que ça…
Aujourd’hui encore cette pièce dérange car elle met le doigt là où ça fait mal. C’est un inquiétant présage de ce qui nous pend au nez si la situation actuelle n’évolue pas. C’est peut-être une des raisons qui explique qu’elle est si peu montée dans le secteur du théâtre privé, qu’elle est encore peu connue du grand public alors qu’elle est pourtant considérée comme une œuvre capitale dans bien d’autres pays tels que l’Angleterre, l’Allemagne ou la Russie.
« La création est une résistance.... »
Une confidence ?
Je suis une obsessionnelle des flans. Je suis sans cesse à la recherche de la texture parfaite, du juste équilibre entre onctuosité et fermeté, légèreté et consistance. Je peux faire des kilomètres pour un flan.
Un acte de résistance ?
L’écriture, mettre des mots, créer, mettre en scène, s’exprimer, la création est une résistance.
Un signe particulier ?
Un grain de beauté à droite du nez.
Un message personnel ?
"Quand on change le code, on prévient."
Un talent à suivre ?
Romain Redler, pour la délicatesse et l’intensité de son regard. Ses photographies touchent aux failles de l’individu, révèlent sa solitude, notre éternelle mélancolie mais toujours avec une grande pudeur. Ses photos m’inspirent, me font voyager.
Ce que vous n’aimeriez pas que l’on dise de vous ?
Que je me prends au sérieux.
« Avec... »
...Presque Hamlet de Dan Jemmett, j’ai goûté à l’un de mes meilleurs fous rires de théâtre.
...Le Lauréat de Mike Nichols, j’ai compris un petit peu plus mon père.
...Le Colosse de Maroussi, j’ai eu envie de marcher sur les pas d’Henry Miller.
...La Vie est Ailleurs de Milan Kundera, j’ai commis l’erreur de l’offrir deux fois à la même personne.
...Le Dernier Métro de François Truffaut, j’ai décidé d’être comédienne.
...Le Voleur de Bicyclette de Vittorio De Sica, j’ai appris qu’on pouvait revoir un film des dizaines de fois sans arrêter de pleurer.
...les films d’animation de Garri Bardine, j’ai rencontré une part de mon univers.
« Mon message au public... »
"La culture, c’est la mémoire du peuple, la conscience collective de la continuité historique, le mode de pensée et de vivre." Milan Kundera.